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Melanie Joy – Le carnisme

Qu'est-ce que le carnisme ?

« [I]l existe un système de croyance - ou idéologie, invisible qui façonne la relation de la culture dominante avec la viande. J’appelle cette idéologie le carnisme. Le carnisme est l’opposé du végétarisme : c’est le système de croyance selon lequel on considère éthique et approprié de manger (certains) animaux. Tant que la viande n’est pas nécessaire à notre survie, manger de la viande est un choix, et les choix naissent des convictions. […] Le carnisme a l’immense pouvoir de façonner les perceptions que les gens ont des animaux et de la viande qu’ils mangent, en guidant leur choix comme une main invisible. À l’instar d’autre systèmes dominants, le carnisme est bien établi - il est soutenu par toutes les principales institutions, de la famille au gouvernement, et il est aussi intériorisé, construisant notre perception des animaux que nous avons appris à manger avant d’avoir l’age de dire nos propres noms. Les mythes selon lesquels manger de la viande est normal, naturel et nécessaire sont tellement enracinés dans notre inconscient que la consommation de viande est considérée plus comme un fait acquis que comme un choix. » (Melanie Joy, Understanding the mentality of meat to communicate more effectively with meat eaters)

Les trois N

« “Manger de la viande est normal” – Le chemin de la norme est celui de la moindre résistance. Nous le suivons quand nous sommes en pilotage automatique, sans nous rendre compte que nous agissons d'une manière que nous n'avons pas consciemment choisie. Il est beaucoup plus facile de se conformer à la norme que de la contrer. Les aliments carnés sont facilement disponibles alors qu'on ne trouve pas partout des menus sans produits animaux. Les végétariens se trouvent souvent obligés de justifier leurs choix, ou de s'excuser du dérangement causé parce qu'ils ne mangent pas comme les autres. Ils sont fréquemment caricaturés ou tournés en ridicule. “Manger de la viande est naturel” – La naturalisation est le processus par lequel le « naturel » se transforme en « légitime ». Quand une idéologie est naturalisée, on croit que ses principes sont en accord avec les lois de la nature et/ou de Dieu. [La naturalisation exprime une croyance à propos de la manière dont les choses sont censées être ; la consommation d'animaux est perçue comme étant simplement conforme à l'ordre naturel des choses. La naturalisation maintient une idéologie en lui fournissant une base (bio)logique […] La croyance en la supériorité biologique de certains groupes a été utilisée pendant des siècles pour justifier la violence : Les Africains étaient “naturellement” adaptés à l'esclavage ; les Juifs étaient “naturellement” mauvais et détruiraient l'Allemagne s'ils n'étaient pas éradiqués ; les femmes étaient “naturellement” conçues pour être la propriété des hommes ; les animaux existaient “naturellement” pour être mangés par les humains.] “Manger de la viande est nécessaire” – Cette croyance donne au carnisme l'apparence d'un état de fait inévitable : l'abolir équivaudrait au suicide. Une croyance voisine est celle selon laquelle la viande serait nécessaire pour jouir d'une bonne santé. La “nécessité” prend parfois d'autres visages que celui des besoins alimentaires. C'est ainsi qu'on entend dire que nous devons continuer à manger des animaux parce que sinon la Terre serait surpeuplée de vaches, poules et cochons dont on ne saurait que faire. (Un paradoxe central de toutes les idéologies violentes est que la tuerie doit continuer pour justifier tous les massacres déjà perpétrés.) On invoque aussi la nécessité économique : on défend le statu quo en arguant que l'économie s'effondrerait si on le mettait en cause. » (adaptation de : Estiva Reus, “Melanie Joy – Carnisme”, Cahiers antispécistes n°33)

Le trio cognitif

« L'intériorisation du carnisme déforme notre perception de la réalité. Alors que les animaux sont des êtres vivants, nous les percevons comme des choses. Alors qu'ils sont des individus, nous les percevons comme des abstractions, des catégories. Enfin, nous les percevons comme si leur espèce déterminait naturellement le fait qu'il soit approprié ou non de consommer leur chair. Cette façon de percevoir les animaux, qu'on nommera le « trio cognitif », est composée de trois éléments : réification, désindividualisation et dichotomisation. La réification – le fait de voir les animaux comme des objets inanimés – passe notamment par le langage. Par exemple, dans le domaine de la pêche, on parle de « ressources halieutiques » plutôt que de poissons. Nombre de pièces de boucherie ou charcuterie (filet, bavette, ris, jambon…) portent des noms distincts des muscles, membres ou organes dont elles proviennent. La réification passe aussi par les institutions, les politiques publiques et le droit. C'est ainsi que sur le plan juridique, les animaux sont des biens, qu'on peut vendre et acheter tout comme des voitures. La désindividualisation – qui conduit à voir les animaux comme des abstractions – est le processus par lequel les individus ne sont saisis que par leurs caractéristiques collectives, comme s'ils étaient identiques à n'importe quel autre membre de leur groupe. Au contraire, quand ce processus est brisé, il devient plus difficile de maintenir la distance émotionnelle qui permet de faire du mal à quelqu'un. Partout dans le monde, les gens sont mal à l'aise à l'idée de tuer et consommer un animal familier. […] La dichotomisation est le processus mental par lequel on classe les autres en deux catégories, souvent opposées. Forger des catégories est un processus naturel qui nous aide à traiter l'information. Les dichotomies ne sont pas des catégories ordinaires. Par leur caractère dualiste, elles créent une vision en blanc et noir de la réalité. La répartition des individus en deux classes nous prépare à nourrir des sentiments très différents envers les deux groupes. Concernant la viande, la catégorisation centrale des animaux est leur division en « comestibles » et « non comestibles ». Ce partage va en alimenter d'autres. Beaucoup d'Américains ne mangent pas des animaux qu'ils jugent intelligents (dauphins) ou mignons (lapins) ou qu'ils voient comme des animaux de compagnie. La dichotomisation sert de point d'appui à la justification : nous nous sentons en droit de manger tel animal parce qu'il n'est pas intelligent, ni mignon et qu'il n'est pas un compagnon. Peu importe que la classification soit arbitraire, et qu'en réalité les animaux mangés soient intelligents. Les idées fausses nous aident à continuer à considérer des animaux comme comestibles et maintiennent le statu quo. D'autres facteurs encore font obstacle à notre compassion. La technologie nous aide à nous distancier des animaux et à ne les percevoir que de façon abstraite. La production de masse, couplée à l'éloignement des lieux de production, fait que nous ne voyons rien du processus qui conduit des milliards d'animaux dans notre assiette. Le trio cognitif nous empêche de nous identifier aux animaux. Le processus d'identification a lieu dès lors que nous percevons la présence chez autrui de quelque chose qui est aussi en nous, quand bien même il ne s'agirait que de notre commun désir de ne pas souffrir. L'empathie va de pair avec l'identification : nous l'éprouvons plus fortement envers les individus que nous percevons comme plus semblables à nous. » (Estiva Reus, “Melanie Joy – Carnisme”, Cahiers antispécistes n°33)